Ahmed : « J’étais un soldat de Bachar »
De jeunes déserteurs et des anciens du renseignement militaire (Mukhabarat al-Askariya) racontent les horreurs qu’ils ont commises.
REPORTAGE
DJEBEL AKRAD
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL
Une coupure de courant soudaine plonge la pièce dans le noir. Un rectangle blanc de jour extérieur se découpe autour de la porte métallique. Sur le côté, un point de lumière : la braise d’une cigarette. Le fumeur tire une bouffée et l’incandescence révèle brièvement les traits de son visage. Un jeune homme, 25 ans, arbore un sourire indéchiffrable, tout à la fois pincé, dur et doux. Ahmed (1) a déserté de l’armée de Bachar el-Assad au mois de février, ses souvenirs sont encore frais.
Son père s’est remarié, et lui a laissé un étage de la maison : deux pièces, plus une cuisine et une salle de bain, au rez-de-chaussée, qu’il partage avec ses deux frères, dont l’un est comme lui membre de l’Armée syrienne libre (ASL). Tours de garde, missions nocturnes, alertes : ses nuits sont entrecoupées d’allées et venues. Une odeur insistante de fumée froide résiste au courant d’air. Le lieu est aussi un point de rendez-vous, les deux frères accueillent volontiers leurs amis, des thouwars (révolutionnaires) comme eux.
« Je suis arrivé à Deraa après les premières manifestations de mars 2011, l’armée avait tiré sur des manifestants pacifiques, causant un véritable bain de sang. A ce moment, on ne parlait pas de terroristes mais d’éléments provocateurs, membres de réseaux illégaux, constituant une menace pour l’ordre public et la souveraineté de l’Etat. Notre section de moukhabarat était chargée d’appuyer l’armée. Le terme de moukhabarat est vague, il inclut le renseignement militaire, le renseignement intérieur, le renseignement extérieur et les innombrables services et subdivisions de ces agences. Moi je dépendais du renseignement militaire et mon rôle consistait à pourchasser les mauvais éléments. »
Ahmed poursuit en allumant une énième cigarette : « Tout ça peut sembler confus, même moi, je ne m’y retrouve pas toujours, on ne sait pas qui dépend de qui, on n’a pas accès aux informations, la chaîne de commandement est opaque. En plus comme jeune recrue, sans grade, je n’étais pas dans le secret des opérations. Le régime à tous les niveaux matraque sa propagande : nous n’avions pas d’autre source d’information que ce que l’on nous disait. Le mensonge est généralisé. Pour cette raison, certains militaires croient encore que la révolution n’est qu’un complot organisé par une poignée de terroristes et piloté par des puissances étrangères. Les médias sont interdits hormis la télévision officielle. Mais par rapport aux militaires, simples troufions de l’armée, ou conscrits du service obligatoire, j’étais au moins le témoin de ce que mon unité faisait, c’est-à-dire le sale boulot. Les crimes et les mensonges étaient sous nos yeux, puisque nous les commettions. »
Lorsqu’Ahmed parle, il regarde droit devant lui, par-delà de son auditoire. Dans la pièce, deux autres thouwars l’ont rejoint, Hussein et Khaled. Tous écoutent sans mot dire le témoignage dont pourtant ils connaissent déjà l’essentiel. Seul, le petit frère de 17 ans feint de ne pas s’intéresser : il monte, démonte, remonte la kalachnikov de son aîné.
« A Deraa, nous avons arrêté, d’abord au compte-gouttes, puis à la pelle. Les collègues et moi, nous n’ignorions pas que ceux que nous arrêtions ne correspondaient pas à la présentation des médias officiels : leur crime avait été de manifester, d’avoir propagé des informations sur la toile, d’avoir donné des rendez-vous par le biais d’Internet, ou d’avoir simplement montré de l’enthousiasme pour la révolution. Les sections chargées du contrôle de l’Internet – la “225” –, et des communications téléphoniques – la “211” – nous transmettaient des noms et nous les arrêtions. Ils avaient pour la plupart vingt ans. Plus ou moins. Mais, j’ai parfois embarqué des gosses d’à peine quinze ans devant leur famille en larmes.
« Ils étaient entassés dans des cellules minuscules, à trente ou quarante sur quelques mètres carrés, obligés de rester debout, faute d’espace. D’autres se chargeaient de les interroger et nous donnaient ensuite l’adresse d’un domicile où nous devions nous rendre, parfois même pas un nom : juste l’âge, ou rien du tout. Et on arrêtait ceux qui s’y trouvaient. Et si le voisin y était, il faisait partie du lot des écroués. Tant pis pour lui. Arrêter n’était qu’une procédure comme une autre, pas besoin de signer de papier, pas de fiche, pas de P-V, pas de comptes à rendre aux parents. Au supérieur seulement et, même, parfois il s’en foutait. » Khaled mime la surprise du voisin injustement arrêté. Il est l’amuseur du groupe, impossible de l’empêcher de prendre tout à la dérision. D’un geste Ahmed ramène sur lui l’attention. « Aucun d’eux n’était un criminel, aucun d’eux ne correspondait à la description des médias. Mais il n’était pas question de vérifier les accusations, d’en discuter avec mes collègues ou de remettre en question les ordres. Dans le boulot, il ne fallait pas montrer d’états d’âme, pas d’émotion, exécuter froidement. En se comportant ainsi, on montrait notre loyauté. Les mauvais traitements étaient la règle, des simples gifles aux tortures sophistiquées, électriques, suspension en l’air du détenu attaché les mains dans le dos.
Cela se passait dans les locaux, simplement, les portes restaient ouvertes, et les cris, nous les entendions tous. »
– « Qui commandait ? »
– « A Deraa, à ce moment-là, c’était Rostom Ghazali (NDLR : major-général, chef de la branche de Damas du renseignement militaire). Il avait pour mission d’étouffer la contestation sans recourir massivement à la force. Mais cela n’a pas marché, et après un mois, ils ont changé de stratégie. Les ordres étaient de rendre impossible toute manifestation, en recourant aux moyens militaires. Tirer dans la foule des manifestants, les poursuivre jusque chez eux, fouiller maison par maison, pour en extirper tout ce qui de près ou de loin pouvait être un opposant au régime. »
Ahmed veut donner des détails, raconter par le menu ce qui se passait. Une urgence à confier, qu’il lui faut assouvir. Mais dans la pièce, les thouwars sont désormais nombreux et, parmi eux, des munchakin (des déserteurs) qui, tous, veulent livrer leur pièce d’un puzzle effrayant. Dehors, le temps a viré à l’orage et l’électricité reste intermittente. Malgré les bourrasques, la porte est maintenue ouverte. Les derniers arrivés se débarrassent de leurs vestes ruisselantes.
Khaled (1), ancien soldat dans la marine, se raconte à son tour. En avril 2011, les manifestations font rage à Lattaquié. Et après une période de flottement durant laquelle, comme à Deraa, les manifestations prennent de l’ampleur, l’armée décide d’utiliser les grands moyens pour réduire au silence l’opposition. La marine est même sollicitée et deux bâtiments mouillent alors au large des quartiers insurgés. Khaled servait sur l’un d’eux : « Nous ne savions pas que nous tirions sur des civils. C’était la première fois que j’étais engagé dans des opérations militaires réelles. Je servais des pièces d’artillerie, et nos obus visaient, selon ce qu’on m’avait dit, des ennemis. Cela n’a duré que deux jours, puis nous avons accosté dans le port militaire de Lattaquié pour embarquer des prisonniers. Je n’ai vu que leurs silhouettes dans le port : des jeunes, hommes et femmes, encadrés par les moukhabarats. Ensuite, on a chargé un container. » Khaled se penche en avant, de grosses larmes coulent sur ses mains : « Nous avons largué le container au large de la côte… »
Des mois plus tard, il profitera d’une sortie à terre pour se faire la malle. Les défections sont de plus en plus nombreuses. Sans compter ceux qui, en âge de faire leur service militaire, préfèrent disparaître dans la nature pour éviter la conscription. Le plus jeune frère d’Ahmed est dans ce cas-là. Recherché par la police pour ne pas avoir rempli ses obligations militaires, il est obligé de rester dans la clandestinité. Rien que dans le Djebel Akrad, des fuyards arrivent toutes les semaines.
Les échangent s’animent. Ahmed revient sur les détails les plus macabres de ses expériences passées. Des confessions insoutenables. Quelqu’un d’autre enchaîne avec des précisions encore plus effrayantes et sort son téléphone portable, où sont consignées des vidéos indescriptibles de massacres commis à Homs. Un déballage de violences et de sang qui pique l’attention des thouwars. Comme s’ils puisaient dans toute cette horreur la certitude qu’il n’y aura d’autre issue que la victoire ou l’anéantissement.
(1) Prénoms d’emprunt.
P.14 Kamal al-Labwani, neuf ans dans les geôles syriennes
FAITS DU JOUR
Massacre à Hama et accrochages à Damas
Au moins 118 personnes – dont de nombreux civils – auraient été tuées mercredi dans les combats à travers le pays, dont cent morts dans un massacre dans la région de Hama, selon les rebelles. De violents accrochages ont opposé l’armée à des combattants rebelles à Damas. Les échanges de tirs, dans les quartiers de Qaboune, Techrine et Jobar, étaient audibles dans toute la capitale. (afp)
Washington prêt à user du chapitre VII
Les Etats-Unis ont indiqué mercredi qu’ils étaient prêts à soutenir une action contraignante de l’ONU contre la Syrie, dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations unies, comme l’a demandé la Ligue arabe. « En l’absence de signes sérieux de conciliation, nous irons bientôt tout droit dans cette direction », a précisé Timothy Geithner, secrétaire au Trésor. A Pékin, Russie et Chine ont toutefois rappelé qu’elles étaient « résolument opposées à toute intervention militaire » et feraient font commun contre toute initiative en ce sens. (afp)
Nouveau Premier ministre
Le président syrien Bachar al-Assad a chargé mercredi l’actuel ministre de l’Agriculture, Riad Hijab, de former un nouveau gouvernement, après les législatives de mai. M. Hijab remplace Adel Safar qui avait formé son gouvernement en avril 2011, un mois après le début du mouvement de contestation. (afp)
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