LE SOIR du 19 juin 2012
Pierre Piccinin est fâché. Contre le journal Le Monde, rien moins. Dame! ce quotidien français lui a fait le déshonneur d’un portrait assassin en page 2 le 6 juin. Le titre: « Les mésaventures de »Tintin » au pays de Bachar ». Avec un sommaire en une plus explicite encore: « Pierre Piccinin, enseignant belge de 39 ans, a été l’idiot utile du régime de Bachar el-Assad. Il vient de se réveiller ». L’idiot utile! C’est décidé et déjà envoyé: le plus prestigieux journal français devra publier un droit de réponse.
Mais que s’est-il passé au juste? Reprenons.
C’est l’histoire d’un homme plein de bonnes intentions, plein d’enthousiasme. Plein de candeur aussi, sans doute. Mais pas « le chercheur sans qualification » dénoncé par notre collègue parisien, clame-t-il. « Cela fait une dizaine d’années que je m’intéresse au monde arabe, nous raconte-t-il, avant, j’avais accumulé une licence d’histoire à l’ULB, un troisième cycle à la Sorbonne, et enfin un master à l’ULB en sciences politiques avec un mémoire sur l’Iran, ce n’est tout de même pas le concessionnaire de voitures à la retraite qui se lance sur des sujets dont il ignore tout! ».
Mais alors, qu’est-ce qui a donc bien pu susciter l’acrimonie du Monde à l’égard de Pierre Piccinin? La même chose, en fait, que ce qui a pu agacer tant d’autres journalistes ou chercheurs, à Bruxelles ou ailleurs depuis plus d’un an! A savoir, la propension du jeune professeur d’histoire à distribuer les bons et surtout les mauvais points à la presse occidentale dans le dossier syrien, presse coupable, selon lui, de ne pas disposer des sources nécessaires, de le savoir et de s’en satisfaire.
Car Pierre Piccinin, lui, il va sur le terrain. Puisqu’il reçoit les visas syriens nécessaires, contrairement à d’autres. Notre Belge s’est donc rendu trois fois en Syrie depuis le début de la révolte, en mars 2011. Ses articles, il faut le dire, plaisaient au régime, qui en a traduit certains pour sa « presse ». L’un ou l’autre site français pro-Bachar a fait de même. « Embêtant, dit Piccinin, car cela me donne l’image fausse d’un soutien du régime. »
Mais la dernière fois, les choses ont très mal tourné. C’était à la mi-mai. Pris pour un espion français, il a été arrêté par les services syriens de sécurité à l’orée d’une petite ville, puis interrogé et torturé. Il a aussi vu de près les sévices infligés aux suspects . En prison, il a noué des liens de solidarité avec les prisonniers du camp anti-régime. Il a réussi à contacter les Affaires étrangères belges et il a finalement été libéré… (Son récit hallucinant dans les geôles syriennes a été publié le 11 juin dernier sur lesoir.be.)
Après ce dernier voyage, Pierre Piccinin a changé d’avis. Quitte à créer un froid avec ses amis du camp « anti-impérialiste ». Comment, en effet, pourraient-ils supporter de l’entendre désormais réclamer un soutien militaire de l’Occident pour les rebelles syriens? « Ce sont des gens honnêtes, dit-il d’eux, mais ils sont coincés par leurs postulats (consistant notamment à voir la main maléfique des Etats-Unis d’Amérique partout, NDLR). En tout cas, je ne suis pas complotiste, une dérive à ne pas confondre avec l’utile travail de ceux qui tentent de mettre au jour les manoeuvres dont l’Histoire est jonchée. »
Pierre Piccinin a été fâché contre Le Soir. Pour un article au moment de sa libération, qui citait… Jonathan Littell, qui vient de publier un livre sur son séjour en janvier dans Homs sous les bombes. L’auteur y avait entendu parler du passage de Piccinin dans la ville et d’une allégation de ce dernier qui n’avait « pas vu de bombardements »; le prix Goncourt 2006 concluait: « En vérité, il y a un dieu pour les crétins de Gembloux » (allusion à la ville d’où notre professeur est originaire).
Après avoir mis le talent littéraire de Littell en cause sur son blog, Pierre Piccinin balaie l’affaire d’un revers de la main devant nous: « Moi je ne me contente pas des frissons à bon marché, Littell est allé à Homs une seule fois et dans un seul camp, moi j’y suis allé trois fois! »
Mais foin de ces détails. Notre professeur d’histoire veut donner sa version de sa conversion. « Qu’on arrête de me bassiner avec la torture que j’ai subie. Si mon analyse a changé c’est que les choses ont évolué en Syrie. Les gens ont compris que le régime ne se réformera pas. Le tournant a eu lieu le 7 mai, lors des élections.
Jusque-là, ils espéraient que les choses s’assoupliraient; là le désenchantement a été global, massif. Le vent tourne. Les désertions augmentent. On voit des portrait de Bachar déchirés, la police est de plus en plus présente à Damas, où j’ai entendu des officiers de l’armée libre me dire qu’ils étaient prêts pour le soulèvement de la capitale. Mais ils ont besoin d’aide. »
Au rappel d’une interview à une télévision russe, peu avant son dernier et funeste voyage en Syrie, quand il avait déclaré que le régime ne faisait que se défendre contre une agression extérieure, Pierre Piccinin avance d’abord que la traduction manquait de nuance. Puis, il se ravise et sourit: « OK, j’ai eu quelques outrances. Une vision trop carrée ».
BAUDOUIN LOOS
Pierre Piccinin, 39 ans, célibataire, est professeur à l’Ecole européenne. Passionné par le monde arabe, il a parcouru la Tunisie, la Libye, l’Egypte, le Yémen et la Syrie l’an dernier à la faveur de ce qu’on a appelé « le printemps arabe ». Il prépare plusieurs livres sur ces sujets. Il tient un blog: www.pierrepiccinin.eu.

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