in Al-Safir (Liban), 16 juin 2012
traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier
Jamais le christianisme n’a été la chasse gardée des seuls chrétiens. Avant la venue de Jésus le Nazaréen, il n’y avait pas de chrétiens, et si le Sauveur avait été celui des seuls chrétiens, son message et sa vie n’auraient pas cette valeur humaine éternelle. Il aurait été un réformateur ordinaire venu au milieu d’un peuple particulier, qui aurait ensuite repris son chemin pour aller ailleurs. Le Christ n’est pas venu apporter sa parole aux seuls chrétiens, et il n’était nullement dans son intention d’éloigner des valeurs du christianisme les non chrétiens. En effet, le Christ n’était pas destiné à un peuple ou à un groupe de croyants particuliers. Non, le Christ était, selon les termes même du Saint Coran, une « miséricorde pour le monde entier ».
Nul doute que la persécution subie par les chrétiens durant des siècles au cours desquels ils ont fait des sacrifices terribles et où ils ont vécu dans nombre de cas en secrets et pourchassés, les a contraints à voir dans leur religion un lien qui les unit et les protège, même s’ils n’ont jamais cessé de la répandre parmi ceux qui n’y adhéraient pas et même s’ils ont considéré que son succès à convaincre ces derniers était une preuve de l’élévation et de la sublimité de son message, de sa nature divine et de ses finalités salvifiques.
Les persécutions ont conduit à la cristallisation de deux aspects fondamentaux dans l’œuvre des adeptes de la religion nouvelle : le premier aspect, c’est le fait que l’unité de la famille chrétienne ne doit pas avoir pour conséquence que celle-ci se renferme sur elle-même ou à devenir incapable de s’adresser aux non-chrétiens, à leur parler et à les défendre en tant, eux aussi, que « fils de Dieu » ; quant au second aspect, c’est le fait que l’Autre (le prochain), précisément, est le but, l’objectif de tout chrétien qui se respecte, non pas parce qu’il serait chrétien comme lui, mais justement, en raison du contraire : son prochain n’est pas chrétien et il est probable que, dans bien des cas, il soit un contempteur du christianisme, et même son ennemi.
Les rivalités religieuses auxquelles se mêlaient des considérations d’intérêts séculiers qui ont marqué bien des orientations de la nouvelle religion (chrétienne) ont joué un rôle dans le renfermement sur elle-même de cette dernière et dans le fait qu’elle se soit mise à voir dans les adeptes des autres religions des « adversaires du christianisme » avec lesquels il est inutile de dialoguer et auxquels il est même inutile d’adresser la parole, et pour lesquels dans bien des cas il n’y a aucun espoir de les guérir de leurs péchés. L’effort nécessaire pour les amener à se ranger aux côtés des chrétiens ne vaut pas le bénéfice que pourrait représenter leur ralliement.
Mais c’était une époque où la politique s’imposait à l’essence du christianisme et où elle mettait celui-ci à son service, ce qui a eu pour effet d’en brouiller les vertus originelles et ses caractéristiques de clémence et d’humanité, le défigurant et le dépouillant de son contenu multiséculaire de « clémence pour le monde entier ».
Enfin, les dissensions religieuses apparues entre différents courants chrétiens et même à l’intérieur de chacun de ces courants ont joué un rôle terrible dans l’égarement des adeptes de la nouvelle religion dans des principes qui n’avaient rien de chrétien, et ils se sont mis à se traiter mutuellement d’hérétiques, se livrant à des exterminations de masse contre ceux des chrétiens qui n’étaient pas d’accord avec leur propre dogme.
Il n’est un secret pour personne que les guerres de religion qui ont opposé, en Europe, les protestants aux catholiques, ont causé la mort de plusieurs millions de chrétiens, cela au nom de la mission de Jésus le Nazaréen et pour la gloire du Seigneur. Le christianisme est donc passé par des périodes qui l’ont empêché d’être ouvert à l’ensemble de l’humanité et qui l’ont conduit à se renfermer sur lui-même, dans un premier temps, puis les courants du christianisme ont été amenés à se refermer sur eux-mêmes et au rejet des autres et des gens différents y compris chrétiens, au service des intérêts d’institutions politique apparues au début de la formation des Etats-nations et de leurs dynasties régnantes, ou afin de satisfaire les intérêts et les objectifs des chefs des institutions ecclésiales qui sont devenus à leur tour des « princes de l’Eglise » imitant en tous points les puissances séculières lorsqu’elles font de certaines personnes les princes séculiers d’institutions politiques, et de certaines autres des cardinaux dirigeant des institutions religieuses en tournant le dos à toute considération non seulement chrétienne, mais même morale, dans la plupart des cas.
Aujourd’hui, le christianisme moyen-oriental vit dans un état d’aliénation de son contexte historique et de son milieu sociologique ; il fait preuve d’une animosité ouverte à l’encontre de ceux qui sont différents, que celui-ci soit chrétien ou non, et elle pratique une sorte de racisme confessionnel qui fait du (soi disant) « chrétien » un être supérieur, au-dessus des êtres inférieurs appartenant à une autre confession ou à une autre religion que les siennes, tandis que les dirigeants de leurs églises pratiquent un alignement affiché sur une tyrannie qui ressemble à celle que Rome a exercée à l’encontre des premiers chrétiens ; ils s’allient aux caciques du pouvoir séculier, et ils excitent leurs ouailles contre ces adversaires, qui sont eux aussi chrétiens, qu’ils présentent comme des gens qui contreviendraient au christianisme et à la religion au seul motif qu’ils ne sont pas favorables au régime ou qu’ils y sont opposés et qu’ils sont entrés dans la résistance contre lui. Il n’est pas jusqu’un évêque d’une des plus grandes églises de Damas qui n’ait invité des éléments des forces (dites) de sécurité dans son église et qui ne leur ait remis des jeunes gens qui étaient venus protester contre l’alignement de son église sur le régime dans le conflit que traverse la Syrie et pour attirer son attention sur les danger du rôle personnel qu’il joue en excitant certains jeunes gens et certaines jeunes filles appartenant à son église à célébrer la mort de jeunes musulmans assassinés dans un village proche de Damas tandis qu’ils manifestaient contre le régime.
Pire, il y a même des gens qui ont reçu des lettres de menaces de la part de malfrats se qualifiant eux-mêmes de « shabbîha du Christ » (pouvez-vous imaginer jusqu’à quel degré d’abaissement en est parvenu cette église : voici que, maintenant, le Christ aurait des miliciens !), des lettres les informant qu’il en avait été décidé de leur sort et qu’ils les tueraient dès qu’ils en auraient l’occasion.
Bien que j’aie moi-même personnellement répondu avec douceur et dans un esprit de dialogue à une lettre que j’ai reçue récemment qui me menaçait de mort, celui qui l’avait écrite m’a fait savoir dans une deuxième missive qu’il me dénoncerait à la sécurité au motif que j’aurais envoyé des éléments de l’Armée syrienne libre l’assassiner, alors que je ne connais même pas le nom de ce lâche qui se donne lui-même le titre honorifique de « milicien du Christ », et en dépit du fait que je ne connais aucun membre de l’Armée syrienne libre, que je n’ai aucun rapport avec quelque arme que ce soit, ni avec un quelconque homme armé. Les chrétiens sont-ils prêts à renoncer à l’Eglise de Jésus le Nazaréen pour adopter l’Eglise des Shabbîha ?
Cette situation scandaleuse n’appelle-t-elle pas à replacer l’Eglise dans notre pays à sa juste place au sein de la communauté chrétienne et de la société syrienne, en particulier de la société musulmane syrienne, sans égard pour leur communauté (sunnite ou alaouite, ndt) ? N’avons-nous pas tous le devoir de sauver l’Eglise des menées de ceux qui voient en elle une institution de pouvoir capable de s’allier avec une dynastie royale, celle du pouvoir et de ceux qui en dépendent ?
Il ne sera pas possible de rendre l’Eglise aux chrétiens de Syrie sans la rendre à l’ensemble du peuple syrien, et avant toute chose aux musulmans, je veux dire à ceux des musulmans qui soutiennent (encore) le pouvoir, afin de les sauver de leur folie, de leur fascisme, de leur violence qui les détruisent, et aussi à ceux des musulmans qui sont contre ce pouvoir, afin de les consoler de leurs pertes, de manifester leur solidarité envers eux, de les entourer et d’alléger leurs souffrances et leur peine, de les aider à surmonter les épreuves qu’ils subissent, assassinats, chasses à l’homme, dépossession, famine, et en même temps de les empêcher de succomber à la violence et à la tentation de répliquer à la dictature en employant ses méthodes d’extermination que ne sauraient valider nulle loi, nulle religion et nulle tradition et qui n’ont pas de précédent même dans les périodes les plus noires de notre histoire obscure !
L’Eglise (syrienne) ne pourra pas être rendue au peuple, et aux chrétiens syriens à travers le peuple syrien tout entier, que si celle-ci recouvre son identité historique qui a fait que certains de ses hommes ont dû vivre cachés dans les cryptes de leurs églises durant des mois, des hommes qui ont combattu les armes à la main contre le colonisateur étranger, qui était chrétien comme eux. Une histoire qui a fait que les chrétiens ont été les partenaires des musulmans dans la culture, dans l’histoire, dans les aspirations et dans le destin et qu’ils sont partie intégrante de la même et unique société dont ils ont été les pionniers, une histoire qui a fait que les musulmans ont ouvert les portes de leurs mosquées aux chrétiens pour qu’ils puissent venir y prier et y célébrer leurs noces et leurs funérailles.
Personne, aujourd’hui, qui connaisse l’histoire de la Syrie, ne peut comprendre comment un homme de religion peut ainsi se permettre de se transformer en indicateur des services de sécurité, ni comment l’Eglise peut interdire aux gens de parler d’enfants que l’on égorge, sauf à ce qu’elle ne voit dans ces enfants autre chose que des êtres humains et qu’elle se soit mis à considérer, à l’instar de ceux qui les égorgent, qu’ils ne méritent pas de vivre, et qu’elle croient, comme ces tueurs, que ces enfants seraient appelés à devenir des terroristes, si on les laissait grandir et devenir des hommes adultes !
L’Eglise syrienne actuelle ne réussira pas à trouver des excuses à la plupart de leurs prélats et aux positions qu’ils ont adoptées, si elle persiste à se considérer comme une Eglise réservée à sa seule communauté et non comme une ecclésia, c’est-à-dire comme une assemblée du peuple, comme l’assemblée de ces opprimés exposés aux tueries ad libitum et gratuit au seul motif qu’ils réclament leurs droits d’êtres humains. De même l’Eglise ne recouvrera pas sa qualité d’Eglise du Christ si ses prêtres ne descendent pas dans les rues pour exiger non seulement la protection de la vie des musulmans, leurs frères en humanité et leurs frères dans la foi dans le même Dieu, mais aussi leurs droits et leur liberté, et pour exiger que la main de la tyrannie et des assassinats ne s’abatte plus sur eux, qu’on leur rende leur dignité, qu’ils soient traités comme des citoyens d’un pays à la construction et à la gestion duquel ils doivent participer, et non pas comme des invités chez quelqu’un ou comme des esclaves d’un pouvoir ou d’un despote.
Et l’Eglise ne recouvrera son prestige dans la société qu’à la condition qu’elle comprenne que cette société est aussi la sienne et qu’elle a à son égard des devoirs impérieux, et si elle pense que le Christ n’a racheté par son sacrifice que ce seul petit nombre de chrétiens qui croient en lui, et non pas l’ensemble de l’humanité, alors qu’il se faisait lui-même appeler « le Fils de l’Homme »,le fils de tout homme, et alors que s’il revenait auprès de nous aujourd’hui, la première chose qu’il ferait, ce serait de descendre dans la rue et de participer aux manifestations exigeant la liberté et la dignité de l’homme, et d’aller à Al-Khâlidiyyéh, à Idlib, à Ma ‘arret en-Nu‘mân, à Al-Haffé, à Salma, à Banyas, à Douma, à ‘Arbîn, à Kafar Batna, à Al-Harrâk et à Al-Musaïfirah pour participer avec leurs habitants à leur mort et à leurs souffrances et pour s’adresser à nouveau à son Seigneur sur le ton du reproche : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné (pourquoi les as-tu abandonnés) ?
Il n’acceptera certainement pas que le nonce du patriarche Luka Al-Khury, qui a livré ces cinq chrétiens et chrétiennes aux mukhâbarât, ce prêtre d’une église qui porte son saint nom, et pour l’en chasser avec la même colère avec laquelle il avait chassé les marchands du Temple !
L’Eglise syrienne ne va pas bien. Elle est tellement malade qu’elle ne perçoit plus les souffrances et les tortures subies par ceux que Jésus le Nazaréen a racheté de sa vie, et il est temps que ses prêtres se révoltent contre ses chefs et que le peuple sorte de son silence et boycotte cette Eglise car elle ne ressent même plus les souffrances et la mort des persécutés, puisqu’au contraire elle vit, satisfaite et tranquille, au milieu de la mort et de fleuves du sang de victimes innocentes. Oui, les chrétiens doivent boycotter cette Eglise jusqu’à ce qu’elle redevienne une Eglise-ecclesia pour le peuple : pour les musulmans et pour les chrétiens, car c’est sa seule raison d’être et c’est ce qu’elle doit être : l’Eglise du Seigneur, et non pas l’Eglise des chefs des services de renseignement, les (sinistres) mukhâbarât !
Source (en Arabe):
http://www.assafir.com/Article.aspx?ArticleId=1532&EditionId=2177&ChannelId=52147

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