Début février. Omar, 13 ans, dans le dispensaire 24/24 de Tripoli, au Liban, où il se rend chaque semaine pour faire changer ses pansements. | Photo Frédéric Helbert
Paru dans Match
Les indices de leur utilisation par Bachar El-Assad s’accumulent. Mais l’Occident ne veut pas les voir.
Enquête et photos Frédéric Helbert – Paris Match
Comme un vieillard, il grimpe péniblement une ruelle. Silhouette voûtée, regard baissé, Omar a le souffle court, les jambes raides. Chaque pas est une souffrance. Pourtant ce Syrien n’a que 13 ans. Il y a deux mois, en Syrie, à Homs, une bombe a pulvérisé son enfance, sa vie. « Une bombe pas comme les autres, murmure-t-il. Il y a eu une fumée jaune. On m’a dit que j’avais perdu connaissance. Mais je n’ai pas vu mes parents. Ils ont disparu depuis. Vous savez où ils sont ? » Lourd silence. Omar reste plongé dans les ténèbres de son cauchemar. Pour le préserver du pire, la vérité lui a été cachée : sa famille entière a péri coincée dans une maison de la vieille ville. Morts par suffocation, diront les médecins. Morts sans avoir été touchés directement.
Omar, alors dans une autre pièce, ne l’a pas été non plus. Mais deux jours plus tard sont apparues brûlures, plaies, cloques. Puis sont venus les troubles de l’équilibre, pertes de mémoire, douleurs musculaires. Le mal empirait chaque jour. A Homs, les médecins ont immédiatement songé aux scories d’un bombardement chimique et organisé un transfert clandestin vers le Liban voisin. Là, espèrent-ils, l’enfant pourrait bénéficier d’un diagnostic et de traitements appropriés. Un « rêve » ruiné par la tragique impuissance de ceux qui ont accueilli la victime au pays du Cèdre. « Bienvenue au royaume des souffrances mystérieuses. » Maniant l’ironie comme une arme de défense, le Dr Ghazi Aswad, chirurgien français d’origine syrienne, 54 ans, fait s’allonger Omar sur un lit de fortune pour l’ausculter.
Au dispensaire 24/24, l’ancien chef de service adjoint de chirurgie orthopédique, au savoir éprouvé dans cinq CHU du sud de la France, soigne chaque jour entre 40 et 60 victimes de la guerre, des réfugiés. L’environnement ? Plus que spartiate : 10 mètres carrés dans ce centre de soins installé sur deux étages d’un immeuble acquis grâce à des dons privés. Matériel réduit au minimum, parfois bricolé à la va-vite et non stérile, laboratoire insignifiant, pas d’ascenseur, aucun bloc opératoire et absence drastique de médicaments. « Cette pièce minuscule, s’amuse le Dr Aswad, est un bureau, une salle d’attente, de consultation, d’opération. » Les blessés l’ont baptisée la « Salle des miracles », tant le praticien réussit à soigner avec rien ou si peu. Il retire balles et éclats d’obus, ferme des plaies, panse des brûlures, fait des greffes de peau, le tout sous anesthésie locale, faute de mieux. Parfois, il réduit des fractures d’un coup sec, « à l’expérience ». « Mes patients sont, dit-il, d’un courage fantastique. » Lui aussi.
En matière de chirurgie de guerre, le médecin s’est révélé un « champion ». Revenu en Syrie quand la révolution a éclaté, il a mis sa famille à l’abri et est devenu un « rebelle en blouse blanche ». De l’urgence, il a tout appris « sur le tas », d’abord sous les bombes, à l’hôpital de Homs. « J’ai tenu jusqu’au jour où j’ai vu une centaine de militaires à la solde de Bachar extuber des patients, les condamnant à une mort immédiate, puis jetant leurs cadavres comme des ordures. Moi, j’étais recroquevillé par terre, en pleurs. Alors je suis venu au Liban, où il y avait tant à faire aussi. Mais pour passer d’un enfer à un autre. Comment imaginer cette misère médicale dans un pays capable de tant de richesses ? »
« Le catalogue d’une horreur qui nous ronge aussi »
L’insupportable pour cet homme, qui le vit en héros : se retrouver face aux blessés d’une guerre fantôme, face à des enfants comme Omar. « Il ne parle plus, ne mange plus. Il vit sous l’empire de la douleur et de la terreur. Emmuré dans le souvenir. Un mort-vivant ! Même nous, nous lui faisons peur. Parce que les traitements sont douloureux. Je ne peux lui donner qu’un antibiotique et changer ses pansements sans cesse souillés. Il faudrait des crèmes spéciales pour la peau, une réhydratation permanente et des cocktails vitaminés à haute dose, une constante prise en charge physique et psychologique… En France, cet enfant martyr serait hospitalisé dans un centre de grands brûlés comme Percy. Ici ? Rien ou si peu ! On bricole… Au monde qui crève d’indifférence, je dis : “Regardez cet enfant que je suis obligé de renvoyer dans une chambre minable d’un centre de réfugiés, et qui vit dans le même survêtement depuis deux mois, depuis le jour du bombardement. Honte à ceux qui pourraient et ne font rien !” » Ghazi Aswad, l’homme aux mains d’or, ouvre un vieux tiroir grinçant. Il en sort une boîte de bonbons qu’il donne à son petit patient, lui arrachant un maigre sourire, puis une autre : des antidépresseurs. Il avale deux cachets d’un coup. « Nous en sommes tous là, les soignants, et nous ne nous cachons pas. Sans cela, on ne tiendrait pas. »
« Là où tout a basculé, raconte le chirurgien français, la voix étranglée de colère, c’est quand nous avons vu arriver celles et ceux comme Omar, pour lesquels on ne comprenait rien au début, avant de conclure que nous avions affaire à des blessés souffrant indubitablement de symptômes de bombardements à l’arme chimique. » Brûlures sous-cutanées ou dévorant la peau, cloques, irritations, déformations physiques, perte de cheveux, de la mémoire, défaillances du système nerveux, douleurs musculaires et osseuses, malaises, nausées, vomissements, accès de fièvre, asthénies, paralysies, tout l’organisme qui se déglingue, aucun traitement adéquat et parfois la mort au bout. « Le catalogue d’une horreur qui nous ronge aussi », dit le toubib.
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