Égypte – La révolution enterrée, les diplomaties occidentales renouent avec la « realpolicy »


Presque quatre ans, jour pour jour, après l’éclatement des soulèvements populaires, le « Printemps arabe » connaît des fortunes très diverses. Alors que la Tunisie s’apprête à élire son nouveau président, les velléités démocratiques en Égypte ont été brisées par une implacable contre-révolution. L’ordre ancien est à présent pleinement rétabli et, tandis que des milliers de condamnations à mort sanctionnent les manifestants de la place Tahrir, la « justice » du régime innocente les responsables de la dictature. Consolidé sur le plan intérieur, le pouvoir militaire a aussi gagné en légitimité internationale ; son engagement dans la coalition contre l’État islamique a accéléré la normalisation des relations diplomatiques avec les pays occidentaux. La « lutte contre le terrorisme » légitime aujourd’hui – comme par le passé – une impitoyable répression de l’opposition pacifique à un régime totalitaire.

u00C9GYPTE -Decembre 2014 - Mehdi KARIMI'Le 29 novembre dernier, la justice égyptienne a innocenté Hosni Moubarak, ainsi que de nombreuses figures de l’ancien régime, dans le procès du meurtre des 238 manifestants tués au cours des évènements de janvier-février 2011.

Si le procureur général a fait appel du verdict, l’ancien président égyptien pourrait être prochainement libéré, puisqu’il a d’ores et déjà purgé une peine de trois ans de prison pour une autre affaire de corruption. Sa libération doit encore être confirmée, mais les conclusions du Juge Mahmoud Rashidy, en charge de l’affaire, constituent déjà la dernière étape d’une l’entreprise de réhabilitation de l’ancien régime et de réécriture de l’histoire de la révolution.

Reprenant à son compte une théorie chère aux fellouls (les fidèles de l’ancien régime), le jugement du tribunal suggère que les Frères musulmans, agents supposés d’un complot « américano-sioniste », ont orchestré les évènements qui ont débuté le 25 janvier 2011 et sont dès lors les seuls responsables de la mort des manifestants.

Le procès était suivi de près par les Égyptiens et le verdict a provoqué une manifestation qui a réuni un millier de personnes aux abords de la place Tahrir, bouclée par la police pour l’occasion. Toléré quelques minutes, le rassemblement a rapidement été dispersé dans la violence et s’est soldé par la mort d’un protestataire.

La veille du prononcé du verdict, le pays avait été secoué par une mobilisation de l’opposition au régime : les heures qui suivent la prière collective du vendredi sont, traditionnellement, un moment privilégié de rassemblement des opposants au coup d’État militaire. Mais les manifestants répondaient à l’appel du Front salafiste, pour un nouveau soulèvement et la restauration de « l’identité islamique » du pays.

Paralysée par les mesures de sécurité exceptionnelles mises en place pour y faire face et le déploiement massif de la police et de l’armée, la capitale, le Caire, a été le théâtre de violences qui ont causé la mort de deux manifestants. Les cortèges, cela dit, ne réunissaient pas autant de personnes qu’escompté et se sont surtout cantonnés dans des quartiers populaires périphériques, bien loin de la place Tahrir.

Cette mobilisation et la manifestation qui a suivi l’acquittement de Moubarak montrent que le rejet du régime militaire persiste et, surtout, qu’il est partagé par une diversité d’acteurs au sein de la société, et ne se limite pas aux seuls Frères musulmans. Mais elles montrent aussi que, si beaucoup d’Égyptiens n’acceptent ni ce verdict, ni le pouvoir militaire, ils sont très peu à prendre le risque de descendre dans les rues. Suffisamment consolidé, le régime peut dès lors revenir sur des acquis et des exigences révolutionnaires très symboliques, sans craindre l’opposition et un soulèvement populaire qu’il ne pourrait pas endiguer, par la répression.

Rares sont ceux qui osent aujourd’hui se dresser devant le rouleau-compresseur contre-révolutionnaire. Le désir des uns de voir revenir la stabilité et la peur des autres face à la répression suffisent à dissuader ceux qui n’adhèrent pas au régime de protester publiquement. Rien ne semble être à même d’empêcher la consolidation progressive du pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi, qui, désormais, jouit en outre d’une légitimité internationale croissante, et ce malgré les violations massives et récurrentes des Droits de l’Homme sous son gouvernement.

La récente condamnation à mort de 188 manifestants n’est que le dernier épisode d’une véritable chasse aux sorcières. Plus tôt, en novembre, 78 mineurs d’âge étaient condamnés à des peines de prison allant de deux à cinq ans.

Depuis le mois de juillet 2013, entre 16.000 et 40.000 personnes ont été emprisonnées, selon Amnesty International (il s’agit d’une fourchette basse).

La torture constitue une pratique systématique dans les prisons égyptiennes. Au cours de ces derniers mois, des dizaines de détenus en sont morts, pendant leur mise en garde à vue. Plusieurs milliers d’autres ont été tués pendant les manifestations.

Instance officielle chargée « d’investiguer » notamment sur les évènements de la place Rabaa al-Adawiya [ndlr : le 14 août 2013, l’armée et la police ont ouvert le feu sur les manifestants rassemblés sur cette place en soutien au président Mohamed Morsi renversé par le coup d’État militaire ; le bilan a a été de plus de 850 personnes tuées ; c’est le massacre de manifestants le plus sanglant de l’histoire récente, selon l’organisation Human Rights Watch], le « Fact-Finding Committee » a présenté ses conclusions : il a désigné les Frères musulmans comme étant les seuls responsables du massacre… de leurs propres partisans…

La pression s’est aussi sensiblement accrue sur la société civile égyptienne. De nombreux militants de défense des Droits de l’Homme sont actuellement détenus ou ont été contraints de quitter le pays. Alors qu’il avait été libéré au mois de septembre, Alaa Abdel-Fattah, figure emblématique de l’opposition libérale, a été de nouveau emprisonné, le 27 octobre, pour s’être opposé à une nouvelle loi restreignant considérablement le droit de manifester.

Le pouvoir poursuit son plan d’éradication systématique de toute voix critique et de tout espace de contestation. Dans son entreprise, il n’hésite pas à encourager le recours à la délation. Un article publié sur le site internet Marsad, « Egypt : The Nation of Snitches makes a comeback », raconte le retour de ces pratiques fascisantes. Interpellé au mois de novembre, Alain Gresh, le directeur-adjoint du Monde Diplomatique, en a fait l’expérience alors qu’il discutait de politique sur une terrasse de café du Caire : dénoncé par une passante qui avait surpris sa conversation et arrêté, le journaliste français a finalement été relâché et convié par la suite au ministère de l’Intérieur, où des excuses lui ont été présentées. Sans doute a-t-il dû sa relaxe à sa qualité d’éditorialiste de renom… Et sans doute aussi doit-il s’interroger sur la pertinence de ses assertions passées, lorsqu’il publiait en 2012, dans les colonnes du Monde diplomatique, que l’Égypte était sur le chemin de la démocratie et que rien ne pouvait la ramener en arrière…

Des faits qui ont eu lieu deux semaines avant la visite d’Abdel Fattah al-Sissi à Paris…

Cette dernière tournée européenne (en France et en Italie) marque une nouvelle étape dans la normalisation des relations diplomatiques entre l’Ègypte et l’Union européenne. Le président al-Sissi devrait aussi se rendre en Allemagne, après les élections parlementaires programmées en mars 2015, et une délégation économique britannique visitera le Caire en janvier prochain…

Le rétablissement de l’ordre ancien en Égypte signifie donc aussi la résurgence de politiques étrangères plus traditionnelles, dont le « Printemps arabe » devait pourtant avoir sonné le glas.

En janvier 2011, la France, par l’intermédiaire de Michèle Alliot-Marie, alors ministre des Affaires étrangères, avait offert le « savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de [ses]forces de sécurité » à Zine el-Abidine Ben Ali, le dictateur tunisien, contre des manifestants pacifiques. La chute du régime et les révélations sur les amitiés de la ministre avec Aziz Miled, homme d’affaires proche de Ben Ali, entraineront la « démission » de Michèle Alliot-Marie et une rupture dans la politique étrangère de la France à l’égard de pays dont elle a, des décennies durant, soutenu les régimes dictatoriaux.

À l’échelle de l’Union européenne, les changements survenus dans son voisinage sud s’étaient traduits par la définition d’une nouvelle conditionnalité politique, fondée sur « la reconnaissance des erreurs du passé » en matière de démocratie et de Droits de l’Homme.

Tout comme la révolution égyptienne, ces déclarations d’intentions appartiennent à présent au passé.

La contre-révolution a abouti et le pays est aujourd’hui dirigé par un régime répressif plus redoutable encore que celui de Moubarak. Il s’appuie notamment sur une puissante propagande assimilant toute forme d’opposition politique au terrorisme. Autant d’éléments qui n’empêchent nullement les chancelleries européennes de reconnaître le régime militaire.

Historiquement, les Frères musulmans se sont limités à l’action politique non-violente ; y compris après la destitution de Mohamed Morsi, alors même que les sit-in de ses partisans étaient dispersés dans le sang. Malgré les nombreuses erreurs commises par la Confrérie, il ne fait aucun doute que cet engagement a permis au pays d’éviter de reproduire un scénario similaire à celui de la guerre civile algérienne des années 1990.

D’autres groupes djihadistes – essentiellement Ansar Bayt al-Maqdis (ABM) et Ansar Misr – ont effectivement recours au terrorisme, depuis le coup d’État militaire. Ils ont revendiqué de nombreux attentats contre les forces de police et l’armée, majoritairement dans le Sinaï.

Apparu en 2011, ABM est à l’ origine de plusieurs attaques contre des gazoducs qui desservent Israël et la Jordanie. Le groupe a également ciblé un car de touristes coréens à Taba (Sinaï), en février 2014, et revendiqué l’assassinat d’un travailleur américain dans le désert occidental.

Bien que les Frères musulmans soient idéologiquement opposés à ces groupes salafistes, le pouvoir, poursuivant sa rhétorique politique, a cependant choisi de mettre la Confrérie et les groupes djihadistes dans le même sac. Une absurdité qu’il pousse jusqu’à assimiler la Confrérie à l’État Islamique (EI) et à al-Qaïda – qui sont pourtant ouvertement hostiles aux Frères musulmans. Le 18 septembre dernier, par exemple, une caricature représentant Hassan al-Banna, le fondateur de la Confrérie des Frères musulmans, paraissait dans le journal d’État al-Ahram Weekly, présentant les Frères comme les mentors du djihadisme.

Cet amalgame audacieux – pour ne pas dire farfelu – permet de déguiser la répression de l’opposition en « lutte contre le terrorisme », alors qu’une coalition internationale est aux prises avec l’EI en Irak et en Syrie.

À la tête de cette coalition, les États-Unis et plusieurs pays européens préfèrent ménager un allié et un soutien jugé nécessaire, en fermant les yeux sur les violations massives des Droits de l’Homme.

Ainsi, pendant la conférence de presse par laquelle s’achevait la visite d’al-Sissi en France, le président François Hollande a apporté son soutien au « processus de transition démocratique » (sic) en Égypte ; un « processus démocratique » imposé par un militaire élu avec 97% des suffrages…

À l’époque de ces élections, en mai 2012, Laurent Fabius, l’actuel ministre français des Affaires étrangères, avait souhaité au nouveau maître du Caire « beaucoup du succès dans l’accomplissement de sa haute mission »…

Muées par une « commune appréciation de ce que peut être l’équilibre du monde » (selon les termes de François Hollande), la France et l’Égypte ont signé lors de cette rencontre de nombreux accords commerciaux et militaires, qui s’ajoutent à d’autres traités déjà conclus au cours des derniers mois.

Selon Amnesty International, le montant des commandes militaires entre les deux pays ont plus que doublé entre 2012 et 2013, passant de 27 millions d’euros à 63 millions d’euros. La France n’a jamais cessé de vendre des armes à l’Égypte, et ce en violation du code de conduite européen en matière d’armement, qui lui en interdit l’exportation « s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires servent à la répression interne ».

François Hollande a justifié ce soutien par « la guerre contre le terrorisme, qui sévit encore au Sinaï ».

Le président français adopte la ligne défendue par John Kerry, le secrétaire d’État américain, qui annonçait, en septembre, au Caire, la livraison d’hélicoptères Apache à l’armée égyptienne.

Ce discours fait pourtant (volontairement) abstraction d’une donnée fondamentale : si l’on ne peut justifier le recours au terrorisme, il faut noter que c’est après la destitution de Mohamed Morsi et en opposition au coup d’État militaire qu’ont émergé Ansar Beit al-Maqdis et Ajnad Misr…

Synonyme de réapparition de l’État répressif et des pratiques fascisantes, le plein retour de l’ordre ancien en Égypte s’accompagne aussi de la résurgence des politiques étrangères occidentales réalistes et de leur soutien à un pouvoir autoritaire.

Le refrain déjà bien connu de « la lutte contre le terrorisme » constitue encore une fois –et en Égypte à présent- le prétexte aux violations massives des Droits de l’Homme et justifie, comme par le passé, l’indifférence complice des États occidentaux.

Plus encore, cette apathie des démocraties occidentales, c’est certainement le dernier clou d’un cercueil… celui qui renferme désormais la dépouille de la révolution égyptienne… et tous les espoirs qu’elle avait suscités.

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«L’affrontement israélo-arabe mobilise, la crise syrienne divise»


Nous avons interrogé le chercheur et politologue français François Burgat à propos du différentiel d’indignation exprimée s’agissant d’une part des intenses bombardements israéliens sur la bande de Gaza pendant quatre semaines et, de l’autre, des tueries quotidiennes en Syrie depuis trois ans.

On a rarement vu de telles mobilisations dans le monde en faveur des Gazaouis sous les bombes. Pourtant les révoltés syriens ont été victimes de massacres pires encore de la part du régime sans qu’on voie des foules indignées envahir les rues en Occident, pourquoi, à votre avis?

La dénonciation de la politique américano-israélienne unit. La lecture de la crise syrienne divise. L’affrontement israélo-arabe mobilise depuis toujours deux camps clairement identifiés, dont les acteurs et les argumentaires n’ont pas sensiblement évolué. Le camp dit «propalestinien» se superpose presque parfaitement à la vaste mouvance «anti-impérialiste», héritière d’une longue tradition d’opposition à la politique étrangère des États-Unis. La dénonciation de la politique israélienne est d’autant plus naturelle qu’elle a le plus souvent valeur de critique d’une classe politique qui, à droite comme à gauche, penche le plus souvent du côté israélien. Uni dans sa condamnation d’Israël et de ses alliés, ce camp «anti-impérialiste» est en revanche divisé moins sur la légitimité de l’opposition syrienne que sur la cohorte hétéroclite de ses alliés, arabes aussi bien qu’occidentaux. La révolte syrienne est en effet intervenue au lendemain d’un profond bouleversement de l’échiquier international. Celui qui a vu les diplomaties occidentales abandonner leur soutien inébranlable aux régimes autoritaires (en Tunisie et en Égypte notamment) pour mettre, assez cyniquement, leurs ambitions dans le panier du soutien aux révolutionnaires arabes. Le trouble généré par ce revirement a été accru par le fait que les Occidentaux, qui avaient boudé jusqu’à la dernière minute les protestations des Tunisiens et des Égyptiens, s’en sont pris pour inaugurer leur nouvelle politique à deux régimes (libyen et syrien) qui leur étaient tous deux traditionnellement hostiles, tout particulièrement sur la question palestinienne. Considérant qu’il a été en fait plus verbal qu’effectif (à la différence de celui de la Russie ou de l’Iran au régime), le soutien occidental s’est ainsi avéré plus préjudiciable qu’autre chose à l’opposition syrienne. On serait même tenté de dire qu’il a constitué à certains égards, pour l’opposition syrienne, un véritable «baiser de la mort». Nombreux sont les militants «anti-impérialistes» – tout particulièrement s’ils sont coupés du terrain syrien – qui hésitent en effet à joindre dans la lutte contre Bachar leurs efforts à ceux (Obama, Cameron, Hollande) qu’ils combattent depuis toujours. Comment aider des révolutionnaires si cela implique de se trouver dans le camp de Bernard Henri Lévy, pour ne rien dire de l’émir du Qatar ou du roi d’Arabie?

Il y a eu depuis trois ans beaucoup de condamnations verbales des horreurs en Syrie de la part des dirigeants de la «communauté internationale» et finalement assez peu à Gaza. La critique d’Israël reste contrainte?

C’est bien le problème. Nombre de militants hésitent à descendre dans la rue pour défendre l’opposition syrienne car ils ont le sentiment que cela revient à soutenir la politique de Hollande! Ils considèrent en quelque sorte qu’une mobilisation populaire aussi légitime que peut l’être la révolte syrienne est devenue infréquentable par le seul fait que des forces politiques illégitimes ont décidé d’essayer d’en tirer profit. Funeste est leur erreur d’analyse bien sûr, est-il besoin de le redire?

La critique d’Israël serait-elle contrainte…? Bien sûr et c’est peu dire! Journalistes, chercheurs, hommes politiques… La liste est longue de tous ceux qui pourraient témoigner des rigueurs multiformes de cette «contrainte»…

Les opinions publiques ne sont-elles pas troublées par l’apparition et par les succès des djihadistes en Syrie (et Irak), qui donnent de la révolte syrienne une image atroce (exécutions, crucifixions, etc.)?

Bien sûr! C’est en fait la question de l’islam politique tout entière qui est au cœur de la suspicion montante des Occidentaux à l’égard des printemps arabes. Sur le registre du «on vous l’avait bien dit», la très réelle et très inquiétante montée en puissance des djihadistes est seulement venue amplifier la réticence d’une écrasante majorité des opinions européennes à l’égard des élus des urnes des printemps arabes et partant, pour certains, à l’égard des printemps dans leur principe même. Nous n’avons sans doute pas assez pris conscience que le quasi-unanimisme européen (si tardif qu’il fût) devant le printemps tunisien était moins fondé sur la chute de Ben Ali que – supposément bien sûr, car l’erreur était de taille – sur la croyance que les islamistes, réputés absents des rangs des révolutionnaires, venaient de sortir de l’histoire.

Le paradoxe de la radicalisation djihadiste est qu’elle est en grande partie le résultat de nos atermoiements devant l’opposition modérée (et néanmoins islamiste car ces deux mots peuvent réellement aller de pair, il faut le redire sans se lasser) que nous avons refusé de soutenir efficacement. Notre réticence spontanée et viscérale vis-à-vis du Hamas ou la facilité avec laquelle nous avons accepté la déposition du président égyptien Mohammed Morsi en 2013 vont de pair avec notre suspicion précoce à l’égard du Conseil national syrien (opposition en exil), immédiatement jugé «trop proche des Frères musulmans». Les djihadistes, cela se fabrique. Le paradoxe de notre attitude vis-à-vis des islamistes est que notre rejet des plus modérés participe activement à la fabrication de leurs successeurs beaucoup plus radicaux.

Une partie des partisans de la cause palestinienne refuse de critiquer le régime syrien, qui prétend depuis toujours la défendre, que leur répondez-vous?

Je leur souhaite seulement d’aller exprimer leur point de vue dans les rues du camp palestinien de Yarmouk, à Damas, ou dans n’importe laquelle des villes que le régime syrien martyrise depuis trois ans sous les bombes et les obus. Ils prendraient alors la mesure de leur terrifiante erreur.

Propos recueillis par BAUDOUIN LOOS

Article paru dans Le Soir du 7 août 2014

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Egypte : Verdict de mort pour les Frères


La scène se passe dans une salle de tribunal à Minya, en Moyenne-Egypte, à quelque 250 km au sud du Caire. Mille deux cents accusés, dont une bonne partie sont absents car en fuite, y sont poursuivis pour divers crimes dont un meurtre, celui d’un officier de police de la localité en août dernier. En deux jours, le juge – qui n’a pas pris le temps d’écouter les avocats – annonce son verdict pour 546 accusés. Parmi eux, 529 sont condamnés à mort, les 17 autres sont acquittés. Un verdict sans précédent dans l’histoire du pays.

Les condamnés ne sont pas près d’être exécutés. Ils ont le droit à un appel (ceux condamnés par contumace seront par ailleurs rejugés s’ils comparaissent) et le grand mufti, représentant de l’islam auprès de l’Etat, doit encore avaliser ou non la sentence. Au reste, les exécutions capitales ne sont mises en œuvre que de manière rarissime depuis des décennies en Egypte.

Il n’empêche: le malaise est immense. Les conditions de ce procès – qualifié d’«expéditif» par une Agence France Presse qui n’a pourtant guère l’habitude de mêler le commentaire au factuel – se révèlent stupéfiantes puisque les accusés n’ont eu aucune chance de défendre leur cause. «Ce verdict est une catastrophe, une mascarade et un scandale qui aura des conséquences pour l’Egypte pendant des années», a déploré pour l’AFP Gamal Eid, expert juridique au Réseau arabe pour l’information sur les droits de l’homme. «Grotesque», a jouté Amnesty International.

Pour choquante qu’elle soit, cette condamnation à mort massive se situe dans la droite ligne de la répression féroce et tous azimuts menée par les autorités égyptiennes contre la mouvance des Frères musulmans depuis près de neuf mois. Après la chute de la dictature de Hosni Moubarak (1981-2011) provoquée par la révolte des Egyptiens il y a trois ans, les Frères musulmans, bien mieux organisés que les autres formations politiques, forts de leur statut de victimes de la dictature, et populaires pour leurs efficaces et déjà anciens réseaux sociaux, ont remporté tous les scrutins (législatives, présidentielles et référendum constitutionnel). Mais leur court règne, sous l’égide du président Mohamed Morsi (de juin 2012 à juillet 2013), se révélera calamiteux: sectaires, incompétents, intolérants, les Frères seront en outre victimes de «l’Etat profond» (armée, police, justice, etc.) qui n’a eu de cesse de les saboter. Avec l’appui de nombre d’hommes d’affaires et d’une presse quasi unanime, les ennemis des Frères réussiront donc à catalyser la colère populaire contre eux et à aboutir à un coup d’Etat, le 3 juillet dernier, appuyé par une majorité de la population.

Mais, depuis lors, c’est l’hystérie. Les tentatives de «résistance» des Frères – manifestations, occupation de places au Caire – ont rapidement été réprimées par la force (certains militants fréristes ont ensuite réagi avec violence, s’en prenant notamment à la minorité chrétienne copte). Dont coût, selon Amnesty International: 1.400 sympathisants islamistes tués, comme des dizaines de policiers et de civils. Depuis lors aussi, la confrérie dans son ensemble a été déclarée «terroriste» et il ne fait plus bon arborer ses couleurs en Egypte, où ses partisans sont harcelés, pourchassés. Citant des chiffres recueillis à des sources officielles, l’Associated Press évoque un total de 16.000 arrestations, on sait aussi que quelque 2.000 cadres, dont les «têtes» de la confrérie, figurent parmi les détenus.

Dès le 19 août 2013, soit cinq jours après le sanglant «nettoyage» des deux places occupées depuis le 3juillet par les Frères musulmans au Caire, un général de police confiait au journal « Le Monde » la stratégie des nouvelles autorités au Caire: «Nous sommes quatre-vingt-dix millions d’Égyptiens et il n’y a que trois millions de Frères musulmans. Il nous faut six mois pour les liquider ou les emprisonner tous. Ce n’est pas un problème, nous l’avons déjà fait dans les années 1990.»

L’Egypte des putschistes s’inspire des néoconservateurs à la George W.Bush cuvée 2001: on est avec elle ou contre elle, il n’y a pas d’autres postures…

BAUDOUIN LOOS

« Le Soir » du 25 mars 2104

Egypte : le 3e procès du président destitué Morsi doit s’ouvrir


 

dimanche 16 février 2014, par La Rédaction

Le troisième des quatre procès intentés au président islamiste égyptien Mohamed Morsi, destitué début juillet par l’armée, doit s’ouvrir dimanche au Caire, pour « espionnage » en vue de mener des « actions terroristes ».
Au côté du seul chef de l’Etat jamais élu démocratiquement en Egypte, doivent comparaître 35 autres personnes, dont des dirigeants de sa confrérie des Frères musulmans qui avait remporté toutes les élections après la chute du régime de Hosni Moubarak début 2011. Les accusés encourent la peine de mort.
Ce nouvel épisode judiciaire intervient alors que le pouvoir mis en place par le chef de l’armée et nouvel homme fort égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, réprime dans le sang toute manifestation des pro-Morsi. En sept mois, plus de 1.400 personnes, des manifestants islamistes pour la plupart, ont été tuées, selon Amnesty international.
De même, plusieurs milliers de Frères musulmans, confrérie déclarée « organisation terroriste » par le nouveau pouvoir, ont été arrêtés depuis la destitution de M. Morsi le 3 juillet, dont la quasi-totalité de ses dirigeants qui, à l’instar du chef de l’Etat déchu, sont jugés dans divers procès pour lesquels ils encourent la peine capitale. Des « procès politiques », dénoncent les Frères musulmans mais aussi des organisations internationales de défense des droits de l’Homme.
Dans le procès de dimanche, les 36 accusés doivent comparaître pour « espionnage au profit de l’organisation internationale des Frères musulmans, de sa branche militaire et du Hamas », mouvement islamiste palestinien au pouvoir dans la bande de Gaza, frontalière de l’Egypte.
Certains sont directement accusés d’ »actes terroristes dans le pays visant ses biens et ses institutions » et d’avoir cherché à « semer le chaos (…) en s’alliant avec des groupes jihadistes ».
Le nouveau pouvoir, dirigé de facto par l’armée, accuse le Hamas —mouvement issu de la branche internationale des Frères musulmans— de soutenir la confrérie égyptienne et se livrer à des actes terroristes sur le sol égyptien

Egypte : le procès Morsi ou le risque de la dictature


Le procès du président déchu Mohamed Morsi et de quatorze autres hauts responsables des Frères musulmans doit débuter, lundi 4 novembre, en Egypte. Il se tiendra à la prison de Tora, dans la banlieue du Caire, sous la protection de 20 000 membres des forces de sécurité, mobilisés pour contenir la manifestation à laquelle a appelé la confrérie.

Les jours qui viennent s’annoncent donc comme une nouvelle étape à haut risque dans le chaotique et sanglant processus de transition en Egypte, inauguré par la révolution de 2011. Et il y a fort à craindre que le procès de l’ensemble de l’état-major des Frères – qui sont apparus comme la première force politique du pays à chacune des consultations libres organisées ces deux dernières années –, accentue encore un peu la polarisation de la société égyptienne entre les partisans de l’armée et ceux de la confrérie. Le démantèlement par la force des sit-in pro-Morsi du Caire avait déjà causé un millier de morts le 14 août.

Le procès de M. Morsi et de ses amis a toutes les chances de ressembler à une vengeance politique beaucoup plus qu’au nécessaire bilan d’une année de pouvoir (mal) exercé par les Frères musulmans, de leur victoire à l’élection présidentielle de juin 2012 jusqu’à la destitution du chef de l’Etat par l’armée, le 3 juillet 2013.

Lire En Egypte, les partisans de Mohamed Morsi victimes d’une chasse aux sorcières

Depuis ce coup d’Etat appelé de ses voeux par une large majorité d’Egyptiens, le gouvernement intérimaire, dominé par la figure écrasante du général Abdel Fattah Al-Sissi, voire par des figures revanchardes de l’ancien régime d’Hosni Moubarak, s’est attaché à démanteler méthodiquement la confrérie. Son association a été interdite par la justice en septembre, ses biens et avoirs financiers saisis. Sa façade politique, le Parti de la liberté et de la justice, est une coquille vide dont les principaux dirigeants sont sous les verrous. Deux mille militants ou plus seraient emprisonnés, toute expression publique de soutien à M. Morsi est criminalisée.

C’est un retour, non pas aux années de semi-clandestinité de l’ère Moubarak, mais à la persécution en vigueur sous Gamal Abdel Nasser, dans les années 1950-1960. Les timides appels au dialogue lancés par les Etats-Unis et l’Union européenne n’y changent rien. L’heure est à l’éradication, et le nouveau pouvoir égyptien a fait en sorte de n’avoir personne avec qui dialoguer.

Les Frères musulmans ont leur part de responsabilité dans ce désastre. Ils ont mené une politique clanique et intolérante, n’ayant de cesse, pendant un an, qu’ils prennent le contrôle de tous les leviers de l’Etat. Ils ont entretenu une confusion permanente entre la confrérie, le parti et les institutions publiques, à commencer par M. Morsi, qui s’est conduit en apparatchik plus qu’en chef d’Etat.

Mais lui faire subir un procès qui s’annonce comme une parodie n’est pas le meilleur moyen de restaurer la confiance des Egyptiens envers leurs institutions, en premier lieu la justice. Hosni Moubarak avait, lui aussi, été jugé après sa chute, en février 2011. Condamné à la prison à perpétuité, puis libéré, il est aujourd’hui assigné à résidence dans un hôpital militaire.

Comment s’étonner, dans ces conditions, que nombre d’Egyptiens ne voient dans le procès Morsi qu’une justice de vainqueurs. Et la démonstration que la révolution de la place Tahrir a accouché, à ce stade, d’un régime autoritaire, pour ne pas dire dictatorial.

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Egypte : Les Frères musulmans torturent…


Un papier de Delphine Minoui que le journal numérique du Soir.be publie cette après-midi en manchette.

Quand les Frères Musulmans donnent dans la torture

Correspondante au Caire, Delphine Minoui

D’une main déterminée, Mohammad El Garhi fait défiler, un à un, les clichés de la honte sur son téléphone portable. Visage ensanglanté, vêtements arrachés, regard sonné… Les portraits des victimes qu’il a photographiées dans la nuit du mercredi 5 au jeudi 6 décembre, après s’être infiltré dans ce qu’il décrit comme une « cellule de torture improvisée », parlent d’eux-mêmes. « Les Frères Musulmans auront beau nié avoir arrêté et malmené les protestataires, c’est bien la preuve en grandeur réelle de leur brutalité », souffle-t-il. Cette nuit-là, le jeune reporter d’Al Masry al Youm, un quotidien arabophone proche de l’opposition égyptienne, a été dépêché aux abords du Palais présidentiel. La veille, un premier rassemblement de protestataires, venus manifester contre une Constitution dont ils dénoncent la coloration religieuse et les atteintes aux libertés, s’était déroulé dans le calme, sous le regard d’ailleurs souvent complice des policiers. Le Président issu de la Confrérie s’est-il senti en danger pour s’en remettre, dès le lendemain, à la violence de ses supporters ?

Il est environ 16h lorsque ces derniers rallient les alentours de l’énorme bâtisse blanche, au cœur du quartier huppé d’Héliopolis, en tentant de chasser violemment les manifestants. La tente des anti-Morsi vacille. Les insultes fusent. Des protestataires sont molestés. Cherchant à se défendre, les moins chanceux se retrouvent rapidement sous une pluie de bâtons. Tirés de force par leurs bourreaux, ils échouent dans un lieu secret, attenant à l’une des entrées du Palais, face à la mosquée Omar Ibn Abdel Aziz. Emboîtant le pas d’un collègue de Misr 25, la télévision pro- Frères, le journaliste égyptien parvient à y accéder vers 19h30. « A l’intérieur, j’ai pu dénombrer 15 membres de la Confrérie. Ces gens ne portent pas d’uniforme, mais j’ai pu les reconnaître à leur façon de parler et à leur allure. Ils étaient barbus pour la plupart, et particulièrement musclés. Epaulés par les forces anti-émeute, ils avaient divisé l’espace en deux cellules : celle de la torture et celle des interrogatoires », raconte Mohammad. A chaque nouvelle arrivée, le même manège se reproduit : les victimes – des dizaines selon le journaliste – sont jetées au sol, ruées de coups, et leurs biens personnels – carte d’identité, argent, téléphone – confisqués. Les questions fusent : Qui vous a payé pour manifester ? A quel mouvement appartenez-vous ? Celui de Sabbahi, d’El Baradei (deux grandes figures de l’opposition) ou bien le PND (l’ex parti de Moubarak) ? Pendant ce temps, les interrogateurs filment les réponses à bout de téléphone portable. Quand une victime refuse de se prêter au jeu, les coups redoublent de plus belle. « Regardez cet homme. Il n’arrêtait pas de leur répéter : « Je connais de nombreux cheikhs, je suis un bon musulman ». Mais ses bourreaux ne voulaient rien entendre. Pour eux, c’était un agent de l’Occident ! », poursuit Mohammad El-Garhi, en s’arrêtant sur une des photos. Avant d’ajouter, penaud : « Je n’en croyais pas mes yeux et mes oreilles : comment les Frères Musulmans, des victimes de l’ancien régime, pouvaient-ils s’être transformées si rapidement en bourreaux ? Et dire que j’ai voté pour Morsi. Aujourd’hui, je le regrette profondément…».

Détail encore plus troublant : dans son discours offensif, prononcé en direct à la télévision, dès le lendemain soir, le chef d’Etat islamique a fait référence aux « aveux » des « bandits » arrêtés pendant les troubles – une déclaration qui laisse entendre que les autorités étaient au courant de ces « cellules de torture ». « Au lieu de condamner ces détentions illégales et les abus commis à l’entrée du Palais, le président Morsi s’est insurgé contre ces victimes », déplore Joe Stork, de Human Rights Watch. Pire : cette nuit-là, les échanges de tirs et de coktails molotov entre pro et anti-Morsi ont fait, selon le Ministère de la Santé, au moins dix morts et plus de 700 blessés. Mais alors que l’affiliation politique des défunts – dont un copte – demeure incertaine, les Frères Musulmans ont eu vite fait d’en faire des islamistes de leur clan et de les ériger en « martyrs ».

« Je ne reconnais plus mon pays », se lamente Yehya Negm. Le visage parsemé d’égratignures et boursouflé par les coups, cet ancien diplomate de 42 ans est un miraculé. Ce fameux mercredi 5 décembre, il a vu la mort de près après avoir été roué de coups, en pleine foule, par les anti-Morsi. « Quand j’ai rejoint le cortège des protestataires, vers 16h, l’ambiance était calme et bon enfant. Quelques heures plus tard, ça a commencé à dégénérer quand les partisans du président sont arrivés. A 22h, mon groupe a été pris à partie. Ils étaient des dizaines, des centaines à me frapper au ventre, à la tête. Quand je me suis effondré au sol, ils ont commencé à m’écraser le crâne sous leurs bottes, avant de me traîner par terre sur une centaine de mètres. Une ambulance est passée par là, mais ils ont refusé de laisser son équipe me soigner. C’est à cet instant là que j’ai tourné de l’œil », raconte-t-il. Quand il reprend conscient, un peu plus tard, il réalise qu’on l’a enchaîné avec des ficelles en plastic à l’une des portes du Palais. Il n’est pas seul : une petite cinquantaine de personnes ont échoué comme lui, dans cet espace encerclé par des pro-Morsi en furie. « Ils me traitaient d’infidèle, de traite. Dans mon portefeuille, qu’ils avaient saisi, ils ont trouvé des dollars : la « preuve », pour eux, que j’étais un « espion de l’Occident». Quand je les ai suppliés de me rendre mon cellulaire, qu’ils avaient aussi confisqué, pour appeler ma famille, ils m’ont répondu : Oublie la ! ». La nuit sera longue et douloureuse. Ce n’est que le lendemain, aux alentours de 15h, qu’il retrouve enfin les siens, après que les pro-Morsi, sommés comme leurs adversaires d’évacuer les lieux sur ordre de l’armée, le transfère au poste de police. Aujourd’hui, Yahya se remet à peine de ses blessures « autant physiques que psychologiques », dit-il. Lui qui avait longtemps hésité à boycotter la Constitution a désormais bien l’intention de se rendre aux urnes ce samedi. « Je voterai « non », c’est décidé. Comment laisser passer une Constitution rédigée dans le sang ? », s’emporte-t-il.
DELPHINE MINOUI